Jeu de rôle et raisonnement juridique

Introduction

Rapprocher jeu de rôle et raisonnement juridique pourrait de prime abord surprendre. Il est vrai que, si le jeu de rôle ouvre grand les portes de l'imaginaire, les juristes sont rarement connus pour leur sens de l'imagination1. Combien d'avocats n'ai-je pas vu froncer les narines d'un air méprisant à l'évocation du Seigneur des Anneaux, d'Harry Potter et autres oeuvres incontournables de fantasy ?…

Cela étant, les deux domaines ne sont pas aussi éloignés qu'il y paraît. Quiconque a en effet déjà feuilleté un livre de jeu de rôle aura pu constater qu'il comporte, pour l'essentiel, un ensemble de règles. Or, le propre de ce qu'on appelle pompeusement la "science juridique" n'est-il pas précisément d'étudier les règles de droit? Non seulement le contenu proprement dit de ces règles (ce qu'on appelle les "règles primaires"), mais surtout, les principes selon lesquels ces règles peuvent être créées, interprétées et appliquées (ou "règles secondaires").

Le but de la présente contribution est de démontrer l'apport que le raisonnement juridique peut représenter pour un rôliste confronté à un problème d'interprétation ou d'application d'une règle dans le contexte d'une partie de jeu de rôle. Il ne s'agit nullement d'"importer" aveuglément des principes contraignants d'une discipline vers une autre, mais de montrer comment la méthode juridique, avec les grilles d'analyse et les raisonnements qu'elle véhicule, peut enrichir la compréhension des règles d'un jeu de rôle, aider à résoudre les difficultés suscitées par celles-ci et par là-même accroître le plaisir du jeu. Après tout, jongler avec les règles peut aussi être considéré comme un jeu2.

Les développements qui suivent s'appuient sur des exemples tirés du le jeu de rôle Ars Magica et du droit belge, parce qu'ils me sont le plus familiers, mais le propos pourrait aisément être généralisé.

Règles du jeu et règles dans le jeu

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Salomon et Justice, XIVe siècle. Source : BnF, Français 164, fol. 219.

Une distinction liminaire s'impose.

La règle peut non seulement être un élément qui encadre et définit le jeu, elle peut également faire partie du jeu en tant que telle.

En d'autres termes, il n'y a pas que les joueurs qui soient soumis à des règles, qui leur imposent par exemple de lancer un dé dans telle ou telle situation ou limitent les actions que leurs personnages peuvent accomplir; les personnages incarnés par les joueurs ne sont d'ailleurs pas nécessairement conscients de l'existence de ces règles, ou seulement d'une manière diffuse. Ainsi, par exemple, le personnage qui passe au-travers d'un plancher vermoulu sait qu'il fera une chute de 10 pieds et qu'il risque ce faisant de se blesser; il ne s'agit pas vraiment d'une "règle", ou alors d'une règle de la Nature, voire simplement une évidence du sens commun. En revanche, le joueur qui incarne ce personnage apprend du Conteur que son personnage subit un Dommage de +5, et doit faire un jet d'Encaissement pour déterminer s'il subit une blessure. Telle est la règle du jeu.

En revanche, il arrive que le personnage soit directement soumis à une règle et qu'il perçoive la véritable nature de celle-ci. L'exemple le plus marquant dans Ars Magica est certainement le Code d'Hermès : il s'agit d'un ensemble de règles qui s'imposent aux personnages (du moins aux Mages) et qui sont en outre sanctionnées, en dernier ressort, par le risque d'une Guerre des Magiciens. Il s'agit assurément de règles qui s'imposent aux personnages, dans la mesure où il ne peut en principe y échapper qu'en risquant d'encourir la sanction prévue; mais elles ne s'imposent pas véritablement au joueur3, qui peut toujours décider de faire jouer son personnage en contravention à celle-ci, alors qu'il ne pourrait pas par exemple "décider" de ne pas tomber.

Les règles de la première espèce sont des règles du jeu : elles régissent, en quelque sorte de l'extérieur, le fonctionnement du jeu. En revanche, celles de la seconde espèce sont des règles dans le jeu : elles en font partie, et n'échappent par conséquent pas à l'emprise des personnages4. Ainsi, ceux-ci pourraient par exemple convaincre un Tribunal d'interpréter le Code d'Hermès dans tel ou tel sens, ce qui modifierait les règles qui leur sont applicables, alors que seul le Conteur a la maîtrise des règles du jeu - ce qui est d'ailleurs sa mission, comme l'indique la dénomination quelque peu dépassée de "maître du jeu".

Cette digression était nécessaire afin de bien circonscrire le champ d'application de la présente contribution. Nul doute que le raisonnement juridique présente un intérêt lorsqu'il s'agit d'appréhender les règles dans le jeu. Ainsi, par exemple, le Code d'Hermès, en raison de sa brièveté, est largement lacunaire. Comment sont ainsi réglés les accords passés entre Mage? La parole donnée doit-elle être respectée? Même lorsqu'une partie a trompé une autre? Quid en cas de changement de circonstances?

Pour répondre à ces questions, on pourrait songer à s'inspirer des réponses données à ces questions par le droit des contrats, tel qu'il était connu au Moyen Age, c'est-à-dire à l'époque d'Ars Magica. Ainsi, alors que le droit romain était à l'origine très formaliste, et exigeait l'accomplissement d'un véritable rituel5 pour qu'une convention devienne obligatoire pour les parties, les solennités se sont peu à peu assouplies, au point de complètement disparaître sous l'influence du droit canon qui a mis l'accent sur le péché que représentait la violation d'une promesse. On pourrait également se référer à l'exception de dol (dolus malus), qui permettait en droit romain à une partie de refuser d'exécuter un contrat conclu par tromperie, ou à la clause rebus sic stantibus issue du droit canon, en vertu de laquelle un contrat ne valait que pour autant que les circonstances ne viennent pas à changer radicalement.

A cet égard, rien n'empêche de considérer que le droit canon enseigné par l'Eglise, laquelle constituait - devant l'Ordre d'Hermès - la plus grande organisation à vocation universelle, et le droit romain, redécouvert au contact des Arabes et dans la foulée de la Querelle des Investitures6, aient exercé sur les Tribunaux hermétiques une influence plus ou moindre grande, surtout compte tenu des origines de l'Ordre que celui-ci prétend faire remonter à l'Empire romain.

Pareille démarche ôte cependant au raisonnement juridique toute sa spécificité. En effet, utiliser les principes de droit romain et de droit canon pour enrichir la jurisprudence des Tribunaux hermétiques ne se distingue en rien du fait d'étudier l'histoire des Cathares pour construire des scénarios intéressants ou de mêler dans les Sagas des éléments de botanique pour rendre plus crédible la description des plantes utilisées par les Mages dans leur laboratoire. Droit, histoire et botanique, et en réalité toutes les autres disciplines peuvent ainsi contribuer, chacune à leur manière, à la qualité du récit; mais ce n'est que lorsqu'on examine le fonctionnement du jeu proprement dit que le discours juridique peut présenter une originalité.

Je m'attacherai donc, dans les lignes qui suivent, à mettre en exergue la manière dont le raisonnement juridique peut aider à appréhender les règles du jeu, à l'exclusion donc des règles dans le jeu telles que je les ai définies. J'aborderai à cet égard trois questions distinctes : les problèmes d'interprétation de la règle; les mécanismes correcteurs de leur application; et l'application des règles du jeu dans l'espace et dans le temps.

Interprétation des règles du jeu

Souvent, les règles prêtent à interprétation. Il est d'ailleurs impossible de rédiger un texte qui soit totalement clair, c'est l'une des lacunes du langage. Alors, que faire ? Interpréter le texte, bien sûr. Mais comment ? C'est là que le raisonnement juridique entre en scène, et c'est d'ailleurs l'une des principales difficultés qu'il doit affronter7. Même s'il n'y a pas de solution miracle, plusieurs pistes sont envisageables. En voici quelques-unes :

  • L'interprétation exégétique : s'attacher au sens exact des mots, en recherchant leur signification précise.

Exemple : un de mes joueurs interprétait la description de la vertu Quiet Magic (livre de base de la 5e édition, p. 48) comme impliquant que le mage se voyait non seulement appliquer un malus réduit s'il lançait son sort silencieusement, mais qu'en outre, il pouvait lancer ainsi un sort de portée Voix à la même distance que s'il parlait normalement. On pourrait opposer à cette interprétation une lecture littérale de la phrase suivante : "The range of Voice Range spells is determined normally, based on how loud your voice is"; "is", et non pas "normally would be".

  • L'interprétation systématique : rapprocher la règle à interpréter d'autres règles en postulant une cohérence globale du système.

Exemple : rapprocher la description de la vertu Quiet Magic des règles relatives à la portée des sorts (p. 112), dont il ressort que la portée d'un sort Voix est déterminée par la distance à laquelle la voix du lanceur porte effectivement, et non en fonction d'une distance idéale ou abstraite. Ceci tend à confirmer l'interprétation exégétique exposée ci-avant.

Autre exemple : interpréter un sort à la lumière des directives (Guidelines) relatives à la combinaison Technique/Forme en cause. Parfois nécessaire pour les sorts Vim qui se réfèrent au niveau du sort sans qu'on sache très bien à première lecture si on vise le sort Vim ou le sort cible.

  • L'interprétation téléologique : rechercher le but de la règle et interpréter celle-ci de manière à lui donner un effet utile.
  • L'interprétation restrictive : s'applique généralement aux exceptions.
  • L'interprétation a contrario : considérer que si une hypothèse n'est pas visée par une règle, c'est que celle-ci ne s'y applique pas.

Exemple : la vertu Elemental Magic (p. 41) s'applique "Whenever you successfully study" sans autre précision, ce qui paraît donc inclure toutes les sources d'études y compris les points d'expérience gagnés à la suite d'une aventure, tandis que la vertu Secondary Insight (p. 48) s'applique exclusivement "When studying (…) from a book, a teacher, or raw vis", ce qui exclut a contrario l'étude à la suite d'une aventure.

Autre exemple : En cas d'expérimentation, les sous-tables Disaster, Discovery et Modified Effect prévoient expressément que le modificateur de risque doit être ajouté au résultat d'un dé simple. A l'inverse, la sous-table Side Effect indique uniquement qu'il faut lancer un dé simple (p. 109). Le modificateur de risque ne s'applique donc pas dans ce cas, alors même qu'il est indiqué p. 108 en termes généraux que "you must add the risk modifier to all your rolls on the Extraordinary Result chart". Cette interprétation peut être renforcée par un second principe d'interprétation en vertu duquel le texte, plus précis, figurant à la page 109 déroge au principe général énoncé à la page 108 (specialia generalibus derogant).

  • L'interprétation a pari : étendre par analogie une règle aux hypothèses similaires à celles auxquelles elle s'applique.

Les exemples de techniques d'interprétation pourraient être multipliés. Selon une formule célèbre quoique un brin surannée, "le texte n’enchaîne pas l’interprète, il n’enchaîne que l’ouvrier imprimeur et le premier ne doit pas être confondu avec le second. Le texte est l’enveloppe de la chose essentielle : la pensée que l’auteur du texte a par celui-ci voulu exprimer, c’est la pensée, le contenu, qui enchaîne l’interprète et non le texte le contenant"8.

Fair play et abus des règles du jeu

Curieusement, les non-juristes paraissent avoir souvent beaucoup plus de respect pour les règles que les gens de loi. Il me semble effet qu'on véhicule largement l'idée selon laquelle la loi devrait être appliquée dans ses moindres détails, quitte à aboutir à des résultats absurdes qui sont ensuite facilement tournés en dérisons. Ne dit-on pas communément que dura lex, sed lex ? Pourtant, les juristes me paraissent adopter une attitude beaucoup plus critique vis-à-vis des règles. Ainsi, de grands juristes n'ont pas hésité à proclamer que le droit cesse là où l'abus commence (Planiol) et que si l'application de la loi donne des résultats contraires au bon sens, c'est que la loi a été mal comprise (De Page). Déjà, les Romains avaient compris que summum jus, summa injuria (à légalité absolue, injustice suprême).

Qu'en est-il à l'égard des règles d'un jeu de rôle ? Comme toutes règles, elles sont nécessairement imparfaites, et comportent dès lors des failles qui, si elles sont prises au pied de la lettre, peuvent donner lieu à des conséquences aberrantes. Faut-il pour autant s'y résigner ? Certainement pas !

Un exemple : la fameuse controverse du "Pink Dot Loophole", résumée dans la FAQ d'Ars Magica dans les termes suivants :

The "Pink Dot Loophole" is an unfortunate consequence of the ArM5 Magic Resistance rules. Since magic resistance keeps out magical things, a devious magus can make himself immune to a mundane weapon by casting a spell on that weapon. The spell could be anything, something as minor as an Imaginem spell to make a tiny pink dot appear on the blade, and the weapon would then be magical and hence kept out by Magic Resistance. Since a caster can always choose to cast spells with zero Penetration (see Forceless Casting in Houses of Hermes: True Lineages, page 72), this becomes a very easy and effective way to defend against weapons. A MuIm level 4 (Curse of the Pink Dot, base 1, +2 Voice, +1 Diameter) would suffice against a single weapon.

La FAQ expose ensuite différentes interprétations possibles des règles pour éviter cette situation, tout en admettant qu'aucune n'est entièrement satisfaisante :

Now, many people have tried to suggest ways to close the "Pink Dot Loophole" but none of them have gained universal acceptance. All of the suggestions seem to carry negative side effects, so while they solve the "Pink Dot Loophole," they are liable to create other kinds of problems. Choose your poison:

  • Restrict the definition of what kinds of effects Magic Resistance keeps out. Erik Tyrell's suggestion from the official Ars Magica discussion forum is an example of this approach, and seems to have been well-received. Keep in mind that tinkering with the basics of how Magic Resistance works does seem to risk opening some other evil loophole (though no one seems to have found a gaping hole in Erik's suggested fix, so far).
  • Change Parma Magica so it doesn't protect a magus against his own spells. There are two consequences to this. First, the Pink Dot Loophole is made harder to exploit but it is not completely eliminated: two magi working together could still make one another invulnerable to weapons. Second, a magus will not need to lower his Parma to cast beneficial spells on himself, so this could be seen as increasing the power of a magus.
  • Rule that Parma Magica only protects against effects that target the magus or include the magus in the target area. Magic swords would then slide right through Parma, but so would a lot of other things. In particular, under this variant, magic resistance would no longer offer any protection against nonmagical water magically transformed into poison. It would open a lot of vulnerabilities in magic resistance, allowing it to be bypassed by clever (read, devious) players.
  • Make some kind of "intelligent Parma" rule that magic resistance can distinguish between effects that are potentially harmful and those that aren't. This also makes it easy to cast spells on yourself and it also calls for a lot of rulings by the troupe on what exactly can be resisted and what can't - the very situation the Fifth Edition rules seem designed to avoid.
  • You could simply ask everyone in the Troupe to agree not to exploit the loophole. Doing so may be intellectually unsatisfying, but it does allow you to get on with the game.

Toutes ces solutions apparaissent, il est vrai, fort ingénieuses. Pourtant, une solution à la fois beaucoup plus simple et sans effet secondaire négatif existe.

Il est patent, en effet, que le "Pink Dot Loophole" constitue un abus des règles de la Résistance Magique. Celles-ci n'ont pas été conçues pour permettre de se protéger aussi facilement contre une attaque vulgaire. Utiliser les règles de cette façon, c'est clairement exploiter une faille du jeu. Selon le jugement que l'on est prêt à porter sur le joueur qui recourt à pareil artifice, c'est, au pire, de la tricherie, et, au mieux, une démonstration de grosbillisme qui confine à l'absence de fair play. Alors que faire ?

Simplement prendre acte que pareille utilisation des règles est abusive et, partant, lui refuser tout effet.

Il ne s'agit donc pas de modifier radicalement les règles de la Résistance Magique - ce qui, comme le démontre la FAQ, risque de causer plus de problèmes que cela n'en résoud -, mais uniquement constater qu'en l'occurence, les règles, ou plutôt l'utilisation qui en est faite, ont été dénaturées, et ne peuvent dès lors recevoir application.

Le procédé, pour révolutionnaire qu'il puisse apparaître, est en réalité bien connu en droit, et s'exprime le plus souvent dans le cadre de la théorie de l'abus de droit. Il y a abus de droit, dit-on, lorsqu'on exerce son droit d'une manière qui excède manifestement les bornes de l'usage qu'en aurait fait tout homme raisonnablement diligent et prudent. Ainsi, par exemple, le propriétaire d'un terrain a-t-il en principe le pouvoir de "jouir et de disposer de la manière la plus absolue" de celui-ci, dit l'article 544 du Code civil. Il peut, dès lors, s'opposer à toute construction érigée par un tiers sur ce terrain et la faire démolir. Pourtant, si son voisin n'empiète avec sa maison que de 5 centimètres, par erreur, sur son terrain, il ne peut pas faire raser la partie litigieuse de la maison, mais devra se contenter d'une indemnité. Le droit sera donc réduit à son usage normal, car il serait abusif d'exiger la démolition de la partie de la maison qui empiète sur le terrain.

Pour objectiver le recours à la théorie de l'abus de droit, de nombreux critères ont été proposés. J'en retiendrai deux : il peut y avoir abus d'une règle, soit lorsque celle-ci est détournée du but pour laquelle elle a été conçue, soit lorsqu'elle est appliquée de manière disproportionnée, c'est-à-dire lorsque celui qui s'en prévaut en retire des avantages sans commune mesure avec les inconvénients qu'il cause ainsi à autrui.

Bien sûr, la théorie de l'abus de droit est à manier avec précaution. Cette véritable "mérule du droit" (selon l'expression d'Hansenne) risque en effet de faire s'écrouler tout l'édifice des règles; mais, utilisée à bon escient, elle devrait permettre d'éviter les situations les plus choquantes qui nuisent au plaisir du jeu.

Règles du jeu dans l'espace et dans le temps

Règles dans l'espace et conflits de règles

Un exemple, tiré du scénario "A small favour" de la Saga Nigrasaxa, permettra de situer le propos.

Pour resituer le contexte, les personnages sont en train de traverser un village lorsqu'ils sont pris à partie par le prêtre local. Le scénario énonce à son propos (p. 5) :

He believes that his faith will protect him from the magic of the devilish magi.
He might be right, as well. He is standing in the church, which has a Dominion aura of 6, which must be subtracted from all spellcasting rolls that target him while he is standing there.

Tiens, voilà une question à laquelle je n'avais pas pensé! Je rappelle le principe : il existe différentes auras, qui peuvent générer un malus ou un bonus d'une intensité variable en fonction de la nature du pouvoir surnaturel utilisé. L'exemple donné dans le scénario est quelque peu simplifié; en réalité, sur la base des règles de la 5e édition, si l'église a une aura divine de +6, c'est un malus de 18 qui s'imposerait aux Mages pour tout lancer de sorts (soit trois fois le niveau de l'aura divine).

Mais l'essentiel n'est pas là. Ce qui est intéressant, c'est que les auteurs du scénario semblent partir du principe que lorsqu'un Mage se tient en dehors d'une église, mais lance un sortilège sur quelqu'un qui se trouve dans cette église, il subit les mêmes pénalités que s'il se trouvait lui-même dans l'église et tentait d'y affecter une cible se trouvant également dans l'église.

La solution n'était pourtant pas évidente. Inversons un instant les données du problème. Imaginons que le Mage se tiennent dans l'église, et essaie de lancer un sort vers l'extérieur. Dira-t-on qu'il ne subit pas la pénalité de l'aura divine de l'église, mais uniquement celle - inférieure - de l'aura divine du village?

Ces questions, qui paraissent assez empiriques, ont en réalité donné lieu à des développements théoriques extrêmement poussés en droit puisqu'ils sont même à la base d'une discipline appelée droit international privé ou théorie des conflits de lois. Cette discipline cherche en substance à déterminer à quelle loi soumettre une situation qui pourrait, dans l'absolu, relever de plusieurs lois différentes. Ainsi, par exemple, si un Belge épouse une Italienne, leur mariage sera-t-il soumis à la loi belge, la loi italienne, voire aux deux? De même, si une entreprise déverse en Belgique des produits polluants dans un fleuve et cause ainsi un dommage en aval à des cultures situées en France, la loi applicable à la réparation du dommage sera-t-elle la loi belge ou la loi française? Ces situations donnent lieu à ce qu'on appelle un "conflit de lois" (parce que deux lois différentes sont en conflit), et sont résolues par l'application d'une règle appelée "règle de conflit". Ainsi, par exemple, pour un juge belge, les conditions de forme du mariage entre un Belge et une Italienne seront régies par la loi du lieu où le mariage a été célébré (donc éventuellement la loi d'un Etat tiers) et la réparation d'un dommage sera en principe régie par la loi du lieu où ce dommage s'est produit, indépendamment du lieu où le fait générateur du dommage a été commis, sous réserve de certaines nuances notamment en matière d'atteinte à l'environnement.

Reprenons le problème de notre prêtre dans l'Eglise. Il existe bien en l'occurence un conflit, non pas de lois mais de règles, ou si l'on préfère un conflit d'auras. En effet, le Mage se tient par hypothèse dans un village où l'aura divine est de +2 et cherche à affecter un prêtre situé dans une église où l'aura divine est de +6. Le sort sera-t-il régi par l'aura du lieu de l'origine du sort (malus de 6) ou par l'aura du lieu où le sort doit sortir ses effets (malus de 18)?

Le raisonnement pourrait encore être raffiné, en proposant par exemple d'appliquer l'aura la plus "sévère", c'est-à-dire le malus le plus important des deux (c'est ce qu'on appelle une application dite cumulative des auras en présence, parce qu'on applique en même temps les deux malus, ce qui conduit à retenir le malus le plus élevé). Cette solution pourrait se justifier en faisant valoir que le Mage qui se tient à l'extérieur de l'église ne peut pas affecter ce qui se trouve l'intérieur de celle-ci sans vaincre l'aura divine qui y règne, mais qu'inversement, lorsqu'il se tient à l'intérieur de l'église, ses pouvoirs magiques sont directement affectés à la source, même s'ils sont dirigés vers l'extérieur.

A l'inverse, si le Mage s'efforçait d'utiliser un pouvoir d'origine divine, et recevait dès lors un bonus plutôt qu'un malus de l'aura, on pourrait soutenir qu'il y aurait lieu de faire une application dite facultative des auras en présence, c'est-à-dire retenir la plus élevée des deux, car elles tendent cette fois à accroître les pouvoirs du Mage.

En faveur de l'application de la règle du lieu de l'effet du sort, on peut également citer, dans un autre contexte9, le passage suivant de la description de l'Aegis du Foyer (livre de base de la 5e édition, p. 161) :

If any spell is cast towards the Aegis (originating from outside it) by any magus who was not involved in the Aegis ritual, the Aegis resists the spell. Furthermore, spells that bring objects into the Aegis, including teleportation spells such as The Seven-League Stride, are also resisted unless the caster was also involved in the ritual.

Le détour par le raisonnement juridique n'a pour objet de trancher définitivement la question. En effet, la théorie des conflits de lois est l'une des plus complexes qui soit, et la moindre des difficultés n'est certes pas de déterminer quelle est la règle de conflit la plus appropriée dans chaque cas d'espèce. Mon seul propos était de montrer que le raisonnement juridique permet de mettre en évidence et de conceptualiser une difficulté d'application des règles relatives aux auras, qui ne prévoient pas comment elles doivent être appliquées lorsque les différentes composantes d'un sort (en l'occurence, son lanceur et sa cible) se trouvent dans deux zones soumises à des auras différentes. Sans clore le débat, la méthode juridique offre donc des outils permettant d'aborder au mieux cette problématique.

Règles dans le temps

Durée des sorts Creo

L'une des règles les plus complexes à maîtriser dans Ars Magica est la durée des sorts Creo. Le livre de base de la 5e édition énonce à cet égard (p. 77) :

Magically created things last for the duration of a spell, but their effects last indefinitely. Thus, the footprints of a magically created horse do not vanish, nor does its dung, if it was fed on mundane food. If a magically created horse was fed on mundane food for a year, it would leave a mundane corpse when the spell expired, as the mundane food has been converted into mundane body. Conversely, magically created food only nourishes for as long as the duration lasts, and someone who has eaten it becomes extremely hungry when the duration expires. Things washed with magically created water stay clean, but people made drunk with magically created alcohol instantly sober up.

Ce passage a donné lieu à des discussions passionnées, comme en témoigne la FAQ d'Ars Magica, qui examine en détail pas moins de trois thèses différentes sur la valeur nutritive des aliments créés par magie.

En réalité, il me semble que l'effet des sorts Creo non permanent pourrait utilement être rapproché de celui des lois abrogées. On admet généralement, en effet, que quand une loi ancienne est remplacée par une loi nouvelle, celle-ci régit non seulement les situations nées ultérieurement, mais également les effets futurs des situations nées sous l'empire de la loi ancienne. Réciproquement, la loi ancienne cesse de s'appliquer, pour l'avenir, aux effets futurs des situations nées sous son empire, à moins que ces effets aient été définitivement accomplis sous son empire.

Le critère consisterait donc à vérifier si un effet s'est ou non "définitivement accompli" sous l'empire du sort (auquel cas il survit à l'expiration du sort), ou si il ne peut se perpétuer qu'en étant magiquement maintenu (auquel cas il cesse automatiquement avec le sort).

Ainsi, par exemple, si un Mage balance une boule de feu sur une cible, on considère que la brûlure (et les dégâts) qui en résultent sont définitivement accomplis sous l'empire de ce sort instantané : même si le feu disparaît immédiatemment après, la brûlure demeure. En revanche, une blessure guérie par un sort non permanent se rouvre dès la fin du sort, car celui-ci est nécessaire pour la maintenir fermée. Quant à la controverse sur la nourriture magique, tout dépend en réalité du point de savoir si on considère que, dès qu'elle est digérée, la nourriture a définitivement accompli ses effets. L'extrait reproduit ci-avant paraît être en sens contraire : il faut donc en déduire que, tant que le sort dure, la nourriture apaise la faim, mais que dès la fin du sortilège, l'estomac du personnage se retrouve vide, ce qui peut poser problème s'il s'est nourri magiquement pendant plusieurs mois. Ceci conduit dès lors à adhérer à la troisième thèse proposée dans la FAQ.

Ici encore, le raisonnement juridique - en l'occurence, les règles relatives à l'application immédiate des lois nouvelles sans rétroactivité - fournit les instruments théoriques permettant de mieux appréhender les règles du jeu.

Distinction entre formation et effets d'un sort

En matière de contrat, on distingue classiquement l'étape de la formation d'un contrat de celle de ses effets. On considère que les conditions essentielles de validité d'un contrat doivent s'apprécier au moment de sa formation et que leur disparition ultérieure sont, en principe, sans effet sur le maintien du contrat (rejet d'un principe général de caducité des contrats par disparition d'un de leurs éléments essentiels).

La description de la portée Voix des sorts (livre de base de la 5e édition, p. 112) fait écho à cette idée :

The range is established when the spell is cast, and remains the same even if the magus changes the loudness of his voice.

Si l'on voit dans ce passage, non le simple énoncé d'une règle particulière, mais l'application d'un principe plus général, on admettra, bien que cela ne soit pas expressément indiqué, qu'un sort à porté Vue reste en effet, même si le lanceur est ultérieurement aveuglé.

En revanche, par exception à ce principe, les sorts ayant une durée ou cible Cercle prennent automatiquement fin lorsque le cercle est rompu. Il y a donc caducité du sort dans ce cas.

Conclusion

J'espère vous avoir convaincus, par ces quelques réflexions, de l'intérêt que le raisonnement juridique peut présenter pour un rôliste. Quant à persuader les juristes de s'intéresser plus aux jeux de rôles, il y a encore du pain sur la planche!…

Rafaël Jafferali

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